Voici une autre page, extraite des recueils de contes d'Afanassiév.
Dans le conte ci-dessous, il est encore question du recours à l'Eau de Vie et à l'Eau de Mort, et d'un retournement de situation !

 
       
       
LE SOUILLON

Un soldat avait fait trois guerres, sans gagner de quoi acheter la moindre cigarette. Quand on le relâcha, il n'avait rien, ce qui s'appelle rien. Le voilà parti a l'aventure. Il chemine, chemine et, épuisé, s'assied sur la berge d'un lac. Dans sa tête roulaient de sombres pensées : " Ou aller à présent ? Avec quoi me nourrir ? Et si je me vendais au diable ? » Dans sa préoccupation, il avait prononcé ces paroles à voix haute ; dans l'instant, un diablotin surgit et s'inclina devant lui : " Bonjour, mon brave ! Que veux-tu ? N'est-ce pas toi qui veux te louer au diable ? Surtout, mon brave, ne reviens pas la-dessus ! Nous te paierons largement ! Et le travail qu'est-ce que c'est ? Oh, pour le travail, c'est facile : Il te faudra seulement passer quinze ans sans te raser, te couper les cheveux, te moucher ou t'essuyer la morve, et sans changer de linge !
Bien, dit le soldat, ce travail me convient, mais à la condition que j'aie sur-le-champ tout ce que je désire ! Ne t'en fais pas, tu n'as rien a craindre de ce côté-là ! Alors, topons ! Transporte-moi immédiatement dans une grande capitale et qu'une masse d'argent m'y attende ! Car tu sais que nous autres, soldats, nous ne sommes pas particulièrement nantis de ce côté-là ! "

Le diablotin se jeta dans le lac, revint avec un monceau d'argent et, en un instant, transporta le soldat dans une grande ville ; puis il disparut.
" Sur quel crétin suis-je tombé ?, se dit le soldat. Je n'ai encore rien fait, et me voilà déjà à la tête d'une montagne d'argent ! " Il se loua un appartement et se mit à suivre point par point les ordres donnés, prenant soin de ne pas se couper les cheveux, se raser, se moucher ni s'essuyer la morve, et de ne pas changer de linge, ce qui ne l'empêchait pas de s'enrichir de jour en tour. Et il s'enrichit tellement qu'il ne savait plus ou mettre l'argent. Que faire avec une richesse pareille ? « Et pourquoi ne pas aider les pauvres pensa-t-il. Ils prieront pour le repos de mon âme ! " Le soldat se mit à distribuer de l'argent aux pauvres, donnant largement à droite et à gauche ; et pourtant, sa fortune non seulement ne diminuait pas, mais ne cessait d'augmenter. Sa renommée finit par s'étendre a travers tout le royaume.

Ainsi vécu le soldat pendant quatorze ans. Il se trouva que, la quinzième année le tsar manqua d'argent. Il fit appeler le soldat. Celui-ci arrive, pas lavé. pas rasé, pas peigné, plein de morve et couvert de linge sale. " Je vous souhaite le bonjour, Votre Majesté ! Ecoute, mon brave ! On dit que tu fais le bien partout autour de toi, consens-moi donc un prêt. Je n'ai pas de quoi payer la solde de mes troupes. Si tu acceptes, je te fais général ! Non, Votre Majesté, je n'ai pas envie d'être général. Mais, si tu veux me faire une largesse, donne-moi une de tes filles, et puise alors ce qu'il te faut dans mes caisses ! "
Ceci donna à réfléchir au roi : d'un côté, il avait pitié de ses filles, de l'autre, il avait besoin d'argent. " Ecoute, dit-il, fais faire un portrait de toi, je le montrerai à mes filles, et on verra laquelle consentira à t'épouser ». Le soldat tourna les talons, et s'en fut se faire faire un portrait le plus ressemblant possible. Il l'envoya au tsar.
Or, le tsar avait trois filles. Il les fit appeler, montra le portrait du soldat à l'aînée :  « Veux-tu l'épouser ? Il me rendra un grand service ". La princesse regarde, voit le portrait d'un épouvantail aux cheveux emmêlés, aux ongles trop longs, aa nez dégoulinant ! " Pour rien au monde ! dit-elle. J'aimerais mieux épouser le diable ". Or le diable, venu on ne sait d'où, se trouvait là, derrière, avec une plume et un papier, et en entendant ces mots, il inscrivit son âme. Le père questionne la fille cadette : " Veux-tu épouser le soldat ? Sûrement pas ! Je préfère rester vieille fille
on m'allier au diable plutôt que de l'épouser ! "
Le diable inscrivit aussi son âme. Le père questionne sa troisième fille, elle répond : " Il faut croire que tel est mon destin ! Je l'épouse, et l'on verra bien ! "

Le tsar se réjouit, envoya dire au soldat de se préparer à aller à l'église et lui envoya douze charrettes pour prendre l'or. Le soldat fit venir le diablotin : " Voici douze charrettes ; que dans l'instant elles soient remplies d'or ! " Le diablotin courut au lac, et les impurs se mirent a l'œuvre, qui tirant un sac, qui en tirant deux : prestement, ils remplirent les charrettes que l'on retourna au palais du tsar. Le tsar rétablit ses finances, et se mit à envoyer chercher le soldat presque chaque jour, le faisant asseoir à sa table et partager ses repas. Or voilà que, tandis que l'on apprêtait le mariage, les quinze ans arrivèrent à leurt terme : le service du soldat prenait fin. Alors, il appela le diablotin et lui dit : " Mon service est terminé ; fais de moi à présent un vaillant gaillard ! " Le diablotin le coupa en petits morceaux, les morceaux, il les jeta dans un chaudron et les fit cuire. Lorsque ce fut fait, il les ressortit et les assembla comme il convient : os sur os, articulation sur articulation, veine sur veine. Puis il aspergea le tout d'eau de mort et d'eau de vie, et le soldat se leva beau et vaillant à ne pouvoir ni le conter ni le dépeindre. Il épousa la plus jeune des princesses et ils se mirent à vivre ensemble en amassant du bien. J'étais an mariage, j'ai bu du miel et de la bière, et ils avaient une de ces vodkas, que j'ai fait cul sec !

Le diablotin regagna le lac. Son grand-père (son chef) lui demanda des comptes : " Eh bien, le soldat ? Il a fait son temps honnêtement et fidèlement, sans se raser, se couper les cheveux, s'essuyer la morve, se changer de linge une seule fois ".
Le grand-père se mit en colère : « En quinze ans, dit-il, tu n'as pas réussi à attirer ce soldat dans l'erreur ? A quoi sert l'argent que nous avons mis ? Et tu oses te dire diable après un coup pareil ? ! " et il donna l'ordre de le jeter dans la poix brûlante.
" Attends, grand-père !, clame le petit-fils, à la place de l'âme du soldat, j'en ai inscrit deux autres ! Comment cela ? Eh bien voilà : le soldat a voulu épouser une des princesses ; l'aînée et la cadette ont dit à leur père qu'elles préféraient épouser le diable ! Donc elle sont à nous ! "
Le grand-père se réjouit et fit relâcher le diablotin, car il connaissait son affaire.

  Voir aussi la classification Aarne-Thompson (AT) des contes :
http://www.chez.com/feeclochette/Theorie/aarne.htm
http://www.contemania.com/comprendre/classification_aarne-thompson.htm