Voici une page, extraite des recueils de contes d'Afanassiév, lequel a été un grand rassembleur de ces contes populaires, collectés dans la Russie encore à demi analphabète du milieu du 19ième siècle et ils représentent ainsi la tradition orale comme aucun autre recueil n'a été en mesure de le faire depuis.
Dans le conte ci-dessous, il est encore question du recours à l'Eau de Vie et à l'Eau de Mort.

 
       
     
LE CUL-DE-JATTE ET LE MANCHOT

Un tsariévitch désirait se marier, il avait fixe son choix sur une belle princesse, mais son désarroi était grand. Nombreux en effet étaient les rois, les fils de roi et les vaillants gaillards qui avaient cherché à obtenir la main de cette princesse et dont la tête hardie était tombée sur le billot. Aujourd'hui encore leurs têtes sont plantées sur la grille qui entoure le palais de l'orgueilleuse fille. Le tsariévitch était fort en peine, il ne savait à qui demander soutien et réconfort. Or voici que survint au palais un paysan miséreux, tout en loques, qui répondait au nom d'Ivan le Gueux. Il se présenta au tsariévitch et lui parla ainsi : " A toi tout seul, tu n'aboutiras à rien ; pire, sans aide, tu y laisseras ta tête hardie ! Allons-y ensemble : en cas de malheur, je viendrai à ton secours et je combinerai tout ! Mais promets-moi d'obéir ! » Le tsariévitch lui promit de suivre en tout point ses conseils et, le lendemain, ils se mirent en route.
Parvenus dans le royaume de la princesse, ils posèrent leur demande en mariage et reçurent cette réponse : " Que soit d'abord éprouvée la force du prétendant ! » La princesse invita alors le tsariévitch à un festin où elle le régala. Après le repas, les convives organisèrent des jeux. " Apportez-moi le fusil que j'ai coutume de prendre pour la chasse ! » ordonna la princesse. Les battants de la porte s'ouvrirent, livrant passage à quarante personnes qui traînaient tant bien que mal, en fait de fusil, un véritable canon. « Allons, mon prétendant, tire un coup avcc mon petit fusil ! » « Ivan le Gueux, s'écria le tsariévitch, regarde voir ce que vaut ce fusil ! » Ivan le Gueux prit le fusil, le tira sur le perron et donna dedans un coup de pied tel que celui-ci s'envola au loin et alla retomber dans le lac aux eaux bleues.
« Non, Votre Excellence, ce fusil ne fait pas le poids, il n'est pas digne d'un preux tel que vous ! » déclara Ivan le Gueux. « Eh bien, princesse, te moquerais-tu de moi ? Tu fais apporter un fusil que, d'un seul coup de pied, mon serviteur envoie voler dans le lac ? »
La princesse ordonna que soient apportés son arc et sa flèche. A nouveau, les battants s'ouvrirent, quarante hommes entrèrent, portant l'arc et la flèche
« A toi l'honneur, mon prétendant, vas-y, lance ma flèche !» « Holà, Ivan le Gueux ! appela le tsariévitch, regarde voir ce que vaut cet arc ! »
Ivan le Gueux tendit l'arc et lança la flèche. La flèche traversa vingt-cinq lieues et vint frapper Marco le Coureur à qui elle cassa les deux bras. Marco le Coureur cria d'une voix puissante : « Qu'astu fait, Ivan le Gueux, tu m'as cassé les bras ! Mais, toi aussi, le malheur te guette !» Ivan le Gueux brisa l'arc sur son genou :
« Non, tsariévitch, cet arc ne fait pas le poids, il n'est pas digne d'un preux tel que vous ! » « Et alors, princesse ? Est-ce que tu te moques de moi ? Qu'est-ce que c'est que cet arc ? Mon serviteur tire tout juste une flèche et le voilà en morceaux ! »

La princesse donna l'ordre de faire sortir de l'écurie son fougueux coursier. Quarante personnes entrèrent, entourant le cheval. C'est à grand peine qu'elles le retenaient dans ses chaînes, tant il était rétif et indomptable. « Eh bien, mon prétendant, vas-y, fais un tour sur mon cheval, comme j'en fais un moi-même chaque jour ! » Le tsariévitch cria : « Holà, Ivan le Gueux ! Regarde voir si ce cheval est digne de moi ». Ivan le Gueux accourut, il flatta le cheval de la main, le saisit par la queue et, tirant d'un coup, l'écorcha vif. « Non, ce cheval ne fait pas le poids ! dit-il. On l'a à peine touché que déjà il n'a plus de peau sur les os ! » Et le tsariévitch de se plaindre : « Te moquerais-tu de moi, par hasard, princesse ? Au lieu d'un cheval de preux, c'est une vulgaire rosse que tu m'amènes ! » Alors la princesse renonça a tenter la force du tsariévitch et le lendemain elle l'épousait. Ils se marièrent, s'en furent se coucher. La princesse posa la main sur le tsariévitch. Il manqua étouffer. « Ah, ah, songea la princesse, c'est ça le paillard que tu fais ? Eh bien, vous allez vous en souvenir de moi ! "

Au bout de quelques semaines, le tsariévitch s'apprêta à regagner son royaume avec sa jeune épouse. Ils chevauchèrent un jour, deux jours, trois tours, firent une halte pour faire reposer les chevaux. En descendant du carosse, la princesse avisa Ivan le Gueux qui dormait à poings fermés, Alors elle s'empara d'une hache et lui coupa les deux jambes. Puis elle ordonna au tsariévitch de prendre à l'arrière la place du laquais et elle rebroussa chemin. Ivan le Gueux demeura seul dans la vaste plaine.
Pour son bonheur, Marco le Coureur, qui passait par là, l'aperçut. Ils se lièrent d'amitié. Marco le Coureur prit Ivan le Gueux sur son dos et tous deux s'enfoncèrent dans la sombre forêt. Là, ils se construisirent une isba, se fabriquèrent un chariot, trouvèrent un fusil et se mirent à vivre de leur chasse. Assis dans le chariot que tirait son compagnon, Ivan le Gueux abattait des oiseaux. C'est ainsi qu'ils vécurent un an entier.

L'ennui les prit, aussi eurent-ils l'idée de s'emparer d'une fille, de la ravir à ses père et mère. Ils se postèrent devant la maison d'un pope, faisant mine dc demander l'aumône. La fille du pope sortit, s'avança vers eux, Ivan le Gueux la saisit par les bras, la força à s'asseoir près de lui cependant que Marco le Coureur se lançait à toutes jambes. En un rien de temps, ils étaient de retour au logis : « Sois pour nous une sœur, prépare-nous à dîner et à souper et occupe-toi de la maison ! » Tous trois firent bon ménage et se mirent à vivre sans se plaindre du sort.
Or, un jour, les deux gaillards partirent à la chasse et ils ne rentrèrent pas de la semaine. A leur retour, ils eurent du mal à reconnaître leur sœur tant elle avait maigri. « Que se passe-t-il ? » s'inquiétèrent-ils. En réponse, elle leur raconta que, tous ces jours passés, un dragon l'avait visitée. « Attends un peu, on se charge de lui ! » Ivan le Gueux se coucha sous le banc, Marco le Coureur se tapit derrière la porte. Une demi-heure passa tout à coup, les arbres de la forêt bruissèrent, le toit de l'isba craqua, le dragon ailé parut. Allant frapper la terre humide, il devint un beau gaillard, passa la porte, s'attabla et réclama à manger. Ivan le Gueux le happa par les jambes tandis que Marco le Coureur lui tombait dessus de tout son poids, lui écrasant les côtes sans pitié.

Ils traînèrent le dragon jusqu'à une souche de chêne qu'ils fendirent en deux pour le coincer par la tête, puis se mirent à le cingler avec des verges. Le dragon implora : « Pitié, vaillants gaillards ! Je vais vous montrer où sont l'eau de vie et l'eau de mort ! » Les deux hommes acceptèrent et le dragon les conduisit à un lac. Se réjouissant déjà, Marco le Coureur allait s'y jeter quand Ivan le Gueux le retint : « Il faut tout d'abord l'essayer ! » dit-il. Le voilà qui arrache une branche verte et la jette dans l'eau : aussitôt la branche s'enflamme. A coups redoublés, les deux gaillards tapent sur le dragon. Pouvant à peine se traîner, celui-ci les mène jusqu'à un autre lac. Ivan le Gueux ramasse une branche de bois mort, la jette dans l'eau : aussitôt les bourgeons poussent et la branche se couvre de feuilles. Alors les infirmes s'élancèrent dans le lac, se baignèrent et en ressortirent tout beaux, tout pimpants, l'un avec des jambes neuves, l'autre avec des bras de même. Puis, se saisissant du dragon, ils le traînèrent au premier lac et le jetèrent tête première dans le gouffre : il n'en ressortit qu'un peu de fumée !

Ils rentrèrent à la maison. Marco le Coureur, qui était âgé, ramena la fille du pope à son père, à sa mère, et se mit à vivre chez ceux-ci, car le pope avait partout fait proclamer : « Quiconque me ramènera ma fille aura chez moi le lit et le couvert jusqu'à la fin de ses jours ! » Quant à Ivan le Gueux, il se trouva un bon cheval et partit à la recherche de son tsariévitch. Comme il traversait un champ, il vit le malheureux qui gardait les cochons :
« Bonjour, tsariévitch! - Bonjour, qui es-tu ? - Je suis Ivan le Gueux ! - Qu'est-ce que tu chantes ? Si Ivan le Gueux était en vie, je ne serais pas ici en train de garder les cochons ! - Justement, tu as fini de les garder !»
Ils échangèrent leurs vêtements. Le tsarieviteh passa devant, monté sur le bon coursier tandis qu'Ivan le Gueux, derrière lui, faisait avancer le bétail. A sa vue, la princesse bondit sur le perron : « Holà, mal appris ! Qui t'a dit de ramener les cochons avant le coucher du soleil ? » et la voilà qui ordonne que l'on s'empare du berger et qu'on le fouette séance tenante. Ivan le Gueux ne fit ni une, ni deux, il courut à la princesse, la saisit par les nattes et la traîna à travers la cour jusqu'à ce qu'elle se soit repentie et ait juré obéissance à son mari. La tsariévitch et elle vécurent en bonne entente le restant de leurs jours. Quant à Ivan le Gueux, il demeura auprès d'eux pour les servir.